Je suis dans

Je suis dans la « chambre sonore ». J’ai entre les mains une lettre. La deuxième lettre qui vient de m’arriver par l’intermédiaire des journaux. J’ose à peine l’ouvrir, tant elle a l’air étrange. Bleue, comme les murs de ma pièce. Vaguement parfumée, dirait-on, mais peut-être est-ce une illusion de ma part. Le timbre collé à l’envers. Une écriture allongée et fourbue. Au dos, on peut lire : La Générale Dumesnil (ou Dumézil, les lettres sont particulièrement tremblées et chevauchantes), rue des Rives-Vertes. Je suis perplexe, inquiète. Les beaux quartiers de la ville. Une « Générale ». Je vais devoir réellement jouer la lectrice des anciens âges. Il fallait que ça arrive. Mais si vite ! Tant pis pour moi.

Oui, décidément l’enveloppe est parfumée. Un patchouli un peu éventé. J’ouvre tout de même et je lis. Effectivement, cette dame est la veuve d’un général. Elle a quatre-vingts ans. Elle garde le plus souvent le lit. Elle s’ennuie. Elle aimerait qu’on vienne lui faire la lecture. La lettre n’est pas très aisée à déchiffrer, l’écriture gondole fortement, surtout en bout de lignes, comme il arrive avec les vieillards qui n’ont plus leurs yeux et leurs doigts. Mais il y a tout de même dans ce message comme une autorité et une dignité surprenantes. La vieille dame doit avoir quelque chose d’aristocratique. D’ailleurs, à la fin, elle me demande ce que seront mes gages, preuve qu’elle tient une lectrice pour une domestique. Je répète à très haute voix, dans la chambre. Mes gages, mes gages, comme Sganarelle, un rôle que j’ai tenu. Les murs me renvoient un écho de ces mots, multiplié très loin, presque à l’infini, avec une longue vibration du a ouvert. C’est drôle. C’est même cocasse. J’adorais autrefois jouer Molière et il paraît que je réussissais bien surtout dans les servantes (pas seulement dans Sganarelle). Voilà une occasion de me faire servante. Mais que lire à Madame la Générale ? À quatre-vingts ans, il vaudra sans doute mieux éviter les histoires fantastiques de Maupassant. Sinon, ce ne sera pas l’hôpital, mais la morgue. Il est préférable que je ne me fasse pas une spécialité de tuer mes clients.

En fait, je n’ai pas lu toute la lettre, par une sorte de manque d’enthousiasme et de conviction, de semi-refus inconscient. Il y a un post-scriptum, encore plus incommode à déchiffrer que le reste, que je n’ai pas regardé. La Générale y écrit ceci : « J’ai oublié de vous préciser que je suis brouillée avec à peu près toute ma famille à cause de mes idées politiques, ce qui éclaire ma solitude. » Je trouve évidemment cela curieux. La Générale serait-elle une vieille toquée réactionnaire ? Le petit bout de phrase ce qui éclaire ma solitude est d’une incroyable bizarrerie. Il semble dire exactement le contraire de ce qu’il veut dire. Sans doute : ce qui explique ma solitude. Maladresse, impropriété due à un usage cahoteux de la langue française ? Il se peut. Je m’aperçois en effet, ce que je n’avais pas remarqué tout de suite, que la lettre est signée : Générale Dumesnil, née Comtesse Pázmany, un nom étranger, hongrois peut-être… J’entends cette phrase résonner à mes oreilles : ce qui éclaire ma solitude. Je répète ces mots plusieurs fois. Les murs bleus me les renvoient. En fermant les yeux, je vois une cave noire où brille une lampe. La voûte éclairée par cette lampe. La solitude éclairée par une bougie, une chandelle, comme dans les tableaux de Georges de La Tour. La nuit, l’obscurité, le contre-jour derrière mes paupières.

Je tiens la lettre entre mes doigts, réellement accablée. Faut-il que j’aille chez cette comtesse ? Dans quelle histoire impossible vais-je encore me fourrer ? L’odeur de patchouli monte à mes narines, légèrement écœurante. Qu’est-ce que cette vieille coquette ? Je suis si bien dans cette chambre. Il y a des jours où je me dis que je ferais mieux de ne jamais sortir de chez moi.

 

Je me décide à rendre une nouvelle visite au « vieux professeur ». Il n’a pas l’air d’excellente humeur aujourd’hui. Ni même au meilleur de sa forme. Des poches se dessinent sous les yeux. Et le sourcil se fronce. C’est l’époque des examens, des copies, des mémoires qui tombent de tous les côtés. Je lui demande, pour dire quelque chose, s’il fait toujours du tennis. Non, me rétorque-t-il d’une manière un peu sèche, du jogging maintenant. Je l’imagine, l’espace d’une seconde, en survêtement le long d’une allée de bouleaux, ou de platanes, sur le tapis des premières feuilles mortes, suant, soufflant (non : essayant de mesurer son souffle), les coudes au corps. Mais déjà, le sourcil s’est défroncé. Aucun doute, je le vérifie une fois encore : quand il me voit, il est content, même si je le dérange. Il ne le montre pas tout de suite, mais ça finit toujours par apparaître. Je suis très contente moi aussi. Il me rassure. Et, dans le désarroi où je suis, j’ai bien besoin de ses avis.

Je commence par lui raconter l’histoire d’Éric. Il m’écoute en signant quelques papiers, puis tout d’un coup pose son stylo et se met à me dévisager longuement avec une réelle perplexité. J’ai l’impression que mon récit lui paraît complètement insensé. Pourtant je ne déforme rien, n’exagère rien. Je lui dis : Tout cela est de votre faute, puisque c’est vous qui m’avez engagée à choisir cette nouvelle de Maupassant, La Main, pour ma première lecture. En effet, dit-il en se levant brusquement, c’est moi ! Il bourre sa pipe. C’est moi ! C’est ma faute ! Mais peut-être aurait-il fallu tenir compte de l’auditeur ! De sa sensibilité et de son état ! Non ? Tu ne crois pas que ç’aurait été plus prudent ? Il arpente vivement le bureau, la pipe à la main, puis à la bouche. Il se rassoit, me regarde encore. Tu sais très bien qu’il existe un rapport texte-lecteur dont on ne peut pas faire l’économie. J’ai le sentiment que c’est le professeur qui parle et j’ai envie de rire. Je cache cette envie en baissant la tête comme si j’étais prise en faute.

Quand je lui dis qu’Éric va maintenant beaucoup mieux et que, de surcroît, il veut continuer à m’avoir pour « lectrice » avec l’assentiment de sa mère, il paraît à son tour s’amuser vivement. Ça ne m’étonne pas, dit-il, tu finis toujours par mettre les gens dans ta poche ! Mais peut-être ta voix l’a-t-elle définitivement séduit ? Un jeune homme… et un jeune homme meurtri dans son corps… Tu as de si belles intonations ! Ah ! dis-je. Il se lève, vient vers moi, me met une main sur l’épaule. Je juge le moment favorable pour lui exposer la deuxième sollicitation dont je suis l’objet. Bien, dit-il, intéressant, mais cette fois il faudra prendre des précautions, ne pas faire de faux pas, parce que c’est peut-être une vieille folle, mais peut-être aussi une riche veuve, pour le coup tu es sûrement sur la voie d’une carrière rémunératrice. Il est clair qu’il se moque de moi, mais gentiment. Je ne sais pas trop que dire, quand je vois qu’il s’est prestement éloigné de mon épaule pour bondir, comme l’autre jour, à sa bibliothèque. Encore une vieille édition à couverture brune. C’est un Zola cette fois. Il ne sortira jamais de ces naturalistes ! Il cherche, compulse, feuillette, avec le geste élégant de ceux qui ont beaucoup lu et savent qu’ils vont très vite retrouver la page à débusquer. L’Œuvre de Zola, s’écrie-t-il, un magnifique livre, tu le connais sûrement, le portrait grandiose et tragique d’un peintre, Cézanne peut-être… eh bien, dès le début il est question d’une drôle de gamine qui s’appelle Christine… le héros la recueille un soir de pluie battante devant son atelier, il l’héberge, la fait parler, et elle lui raconte qu’elle vient d’arriver de sa province à Paris, toute seule, toute perdue, toute paniquée, pour… pourquoi ?… ah, pourquoi ?… pour devenir lectrice chez la veuve d’un général !… Voilà le passage ! Il a orienté le livre vers le jour, vers la fenêtre qui donne sur les pelouses du campus :

« Christine, en quelques paroles, conta les choses. C’était la veille au matin qu’elle avait quitté Clermont pour venir à Paris, où elle allait entrer comme lectrice chez la veuve d’un général, Madame Vanzade, une vieille dame très riche, qui habitait à Passy. Le train, réglementairement, arrivait à neuf heures dix, et toutes les précautions étaient prises, une femme de chambre devait l’attendre, on avait même fixé par lettre un signe de reconnaissance, une plume grise à son chapeau noir… »

Roland Sora paraît très satisfait d’avoir retrouvé ces quelques lignes. C’est parfaitement conforme, dit-il, tu rentres comme lectrice chez la veuve d’un général ! Le mieux est de lui lire ce texte-là, ce livre-là, ce sera parfait ! Je me sens très méfiante. Si Zola allait réserver des surprises encore pires que celles de Maupassant ? Ces auteurs qui font dans la réalité sont ceux qui soulèvent le plus de délires. Et ma vieille générale, plutôt que de se voir tendre un mouchoir ridicule, a peut-être envie de lectures raffinées ou poétiques pour endormir les douleurs de son vieil âge. Je suis d’ailleurs en train d’oublier qu’elle est aussi une comtesse hongroise : peut-être aimerait-elle des auteurs hongrois… Roland est revenu vers moi, tenant le livre fermé dans sa main gauche. De la droite, il rectifie quelques cheveux au milieu de ma frange. Tu porteras, dit-il, un chapeau avec une plume noire ! Je lui demande s’il connaît des auteurs hongrois. Comme je n’ai pas explicité le pourquoi de ma question, il me considère avec l’étonnement un peu soupçonneux qui est le sien chaque fois que je le déconcerte (et c’est malheureusement fréquent). Petöfi, dit-il… Puis, comme il doit trouver que c’est vraiment banal pour un professeur d’université, il ajoute après un temps de réflexion : Konrad György, un admirable romancier… ou Solmyó, un magnifique poète… Je lui demande de noter cela pour moi, mais tout d’un coup il se frappe le front, ces auteurs hongrois viennent de lui rappeler qu’il a une importante thèse de littérature comparée à lire pour le lendemain et il me met pratiquement à la porte. Avec son sourire le plus chaleureux pourtant. Il pousse même la prévenance jusqu’à me raccompagner au bout du couloir. Des étudiants lui font des sourires. Un collègue lui adresse un salut amical de la main. J’ai un peu la nostalgie de ces lieux où je me trouvais autrefois plutôt bien. Mais ils ont changé. Il y avait alors des affiches et des tracts partout, et ça sentait la révolution. Maintenant, c’est plein de gobelets en plastique et de bouts de kleenex qui traînent, et ça sent le coca-cola.